PoèmesLa mort du loup

La mort du loup

Stoïque fierté

Je suis très en retard, à vrai dire avec des raisons bien banales, une fin d’année professionnelle et familiale chargée, et le début des allers-retours de juillet qui sont un avant goût des vacances d’été.

Depuis la Normandie, la poésie me rattrape. Dans chaque pièce de la maison, il y a l’Anthologie de la poésie française de Pompidou, on ne peut pas y échapper ! Découverte fascinante de l’adolescence, ce recueil a ses passages devenus maintenant très familiers et d’autres encore à parcourir. Juste avant les pages consacrées à Hugo se trouve un extrait de la Mort du loup, que j’ai à vrai dire longtemps considéré comme le poème entier.

Rien ne destinait Alfred de Vigny (1797-1863) à une vie d’écrivain. Démarrant une carrière militaire juste après l’empire, sa vie fut d’un grand ennui faute de combat, et le poussa à écrire, des poèmes d’abord, puis des romans et quelques pièces de théâtre.

La Mort du loup est un poème poignant qui plonge le lecteur au cœur d’une profonde réflexion sur la nature humaine et le sens de la vie.

J’aime ce poème pour le souvenir qu’il me laissa, adolescent : celui d’un animal craint et pourchassé, inspirant finalement compassion et respect, nous invitant à combiner grandeur et sobriété.

Très bon été à tous, bonne lecture !

Laurent Malhomme

Vice-Président

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La mort du loup

I.

[…] Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

II.
J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

III.
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
– Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au coeur !
Il disait : ” Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. ”

Alfred de Vigny (1797 – 1863), poème de 1843, publié dans Les Destinées (1864)

Illustration : « La chasse au loup » (1725), de François Desportes (1661-1743)

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