L’effraie
Effroi
Pour ces devoirs de fin de vacances, j’ai choisi une œuvre de jeunesse d’un poète contemporain, récemment disparu, Philippe Jaccottet. C’est une prise de risque limitée, l’auteur étant auréolé du prix Goncourt de la poésie et ayant rejoint de son vivant la Pléiade. L’audace viendra plus tard, la branche Jeunes de l’APPF est encore en train de faire son palais.
J’ai d’abord découvert son importante œuvre de traducteur, notamment de Robert Musil (lecture d’été pour le troisième été consécutif, il serait temps de s’y mettre) et d’Homère, et je n’ai que récemment découvert son œuvre poétique.
Le texte choisi, L’Effraie, est le poème liminaire du recueil éponyme, paru en 1953, quelques années avant la retraite de Jaccottet à Grignan. Le poète y met en place un univers calme mais déjà comme fissuré par un appel inquiétant, entendu depuis le lit conjugal une nuit d’été.
Le titre du poème, le nom d’une espèce de chouette particulièrement silencieuse, évoque déjà l’effroi, soit le silence devant l’horreur. Il y a deux parties, séparées par cette belle phrase entre parenthèses, amoureuse et pourtant ramassée : « cet appel dans la nuit d’été, combien de choses j’en pourrais dire, et de tes yeux… ». J’ai l’impression que le lieu de la poésie, en tout cas classique, est contenu dans ces points de suspension.
Mais le monde s’est désenchanté – cet appel n’est que le son d’une effraie – et la mort fait irruption dans le poème. La vie annonce la putréfaction, l’art et la poésie apparaissent comme du bavardage devant cette extrême lucidité qu’impose le temps qui passe. Les étoiles ont sombré au coin des rues, et bientôt il faudra se lever et les arpenter, car ces rues sont le seul et vrai décor de nos vies modernes.
Et pourtant il faut prêter attention aux variations infimes du monde, il faut s’en faire chroniqueur, il faut faire confiance au pouvoir du langage. Tout le rôle du poète se révèle ainsi dans ce poème. Je tire ici de la thèse d’Hervé Ferrage, intitulée Philippe Jaccottet, le pari de l’inactuel, quelques citations qui m’ont particulièrement touchées (et rappelées à la plus grande humilité en termes d’analyse poétique, c’est comme si j’avais découvert un continent), et qui explique mieux que je ne saurais le faire comment le poète projette de tuer le silence devant l’horreur : « La mort rend à la parole la part d’ombre qui lui est nécessaire ; elle est un garant, qui, en rappelant la voix à son devoir de justesse, l’empêche d’errer ».
Dans ce recueil, qui annonce en cela l’œuvre à venir de Jaccottet, « le point d’équilibre parfait où le moi s’effacerait en une pure saisie du monde visible, du monde indestructible, reste inaccessible, même s’il est fugitivement entrevu ».
Bonne lecture!
Gaspard Doumenc
Vice-Président APPF Jeunes
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L’effraie
La nuit est une grande cité endormie
où le vent souffle… Il est venu de loin jusqu’à
l’asile de ce lit. C’est la minuit de juin.
Tu dors, on m’a mené sur ces bords infinis,
le vent secoue le noisetier. Vient cet appel
qui se rapproche et se retire, on jurerait
une lueur fuyant à travers bois, ou bien
les ombres qui tournoient, dit-on, dans les enfers.
(Cet appel dans la nuit d’été, combien de choses
j’en pourrais dire, et de tes yeux…) Mais ce n’est que
l’oiseau nommé l’effraie, qui nous appelle au fond
de ces bois de banlieue. Et déjà notre odeur
est celle de la pourriture au petit jour,
déjà sous notre peau si chaude perce l’os,
tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.
Philippe Jaccottet, L’Effraie, 1953
Illustration : Nox, Victor Hugo, 1847.