Le pin

Un seul livre!

Que j’aime ce projet aussi fou soit-il.

Roger Giroux – né le 3 février 1925 à Meximieux (Ain) et mort le 26 janvier 1974 à Châtenay-Malabry – fut éditeur, poète et l’un des grands traducteurs de la littérature anglo-saxonne (Lawrence Durrell, Henri Miller, Edna O’Brien, Jiddu Krishnamurti, etc.).
«J’écrirai un livre ou deux, pas davantage » confia un jour celui, à qui une mère endeuillée avait imposé une enfance silencieuse, son adolescence ayant été, par ailleurs, très marquée par la guerre.

La vingtaine passée, il écrit un premier recueil « Éléments » puis un second en 1957, « Retrouver la parole », qui présentent un travail d’écriture explicite de ses recherches d’un langage nouveau, ou plutôt renouvelé des formes antiques et nobles de l’expression.
« Désapprendre les mots, désentendre les bruits, se délivrer du livre à faire, se défaire de tout projet d’écrire, écrire seulement. (…) Ceci n’a pas de commencement, cela n’a pas de fin », tels sont les enjeux radicaux dévoilés par son œuvre.

Ce chant qui s’élève peu à peu de son travail, s’affermit au fil du temps. Il publiera au Mercure de France en 1963, le seul recueil de son vivant « L’arbre et le temps ».

Roger Giroux y fait entendre une voix très justement posée, grave et virile, qui a parfois l’accent des béatitudes mystiques. Cette œuvre est très légitimement récompensée par le prix Max Jacob.

Et personnellement, j’aime tant l’idée que, dans le flot créatif qui émerge en chacun de nous, une seule vague atteint, lors d’un «instant » de fulgurances, l’apothéose. Une élévation telle, que tout le reste du travail paraît un fil en dessous, bien que restant de l’ordre de la quête éternellement renouvelée. J’aime cette idée que Roger Giroux ait pu faire de « l’unicité » d’un ouvrage, un tel projet de vie.
Un concentré d’excellence que je partage ici pour vous.

Matthieu Jacquillat, Président APPF

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Sur le Livre

Quatre-vingt-quatorze pages de bonheur, à lire, relire, malaxer, ruminer, reprendre pour s’en pénétrer et laisser s’échapper par les pores de la peau, la quintessence.

Décomposé en sept chapitres, « L’arbre et le temps » nous emmène comme une balade sur les traces de la poésie, la quête de la langue, la conquête d’un territoire de mots et de nature, dont les échanges adossés au lâcher-prise du lecteur, permettent à nos émotions un léger flottement, l’évasion de nos imaginaires.

Il m’a été difficile de choisir le texte à partager avec vous, certains a priori individuels ont l’air de se suivre pourtant. Il faudra me demander de vous lire un chapitre complet pour votre anniversaire* ou commander l’ouvrage aux Éditions Eric Pesty !

Enfin, bien prendre conscience de la forme, des répétitions, des blancs et sauts de ligne, comme si vous déambuliez dans une partition de musique.

I

La source est le chemin.
Le désir est la source.

Et le désir se tait
Au milieu du chemin.
II

Le silence est la source.
La parole est le chemin.

La parole est la source
Et le silence du chemin.

en préambule méditatif de votre lecture « Le pin », pour en savourer encore davantage son contenu.

*(à partir du niveau d’adhésion « poète éclairé)

Le pin

Je chante un arbre. Le tronc s’élève nu jusqu’à la touffe d’un feuillage que la brise n’émeut guère, et qui s’ordonne autour de maintes déchirures. Ce n’est que trous, franges et boursouflures. Pourtant ce pin procède d’un ordre rigoureux dont l’apparence torturée trahit l’austérité. S’il habite un paysage que tout incline à nonchaloir, c’est pour déguiser mieux sa démarche intérieure.
Car il n’est d’aucun lieu. Il est un lieu à lui seul. Il est seul.

Les oiseaux ne hantent pas volontiers son inquiétante personne : une corneille, parfois, s’y repose, mais n’y séjourne pas. Les étoiles elles-mêmes ne font que passer par les trous de ce haillon, tant elles craignent la dérision d’une seule cigale. Et je ne sais pas de ciels plus chantants qu’à l’orée de sa tête : l’oreille s’amenuise jusqu’à la transparence, les doigts s’éveillent à des attouchements lointains… C’est un ballet qui se compose, dont il est le berger, le mage, l’envoyé. On ne sait plus, de la lumière ou de l’odeur, quel est le vertige

Et je me trouve un peu plus loin à l’issue de ces phrases. Où est le pin ? Et qu’aurait-il besoin de ma voix pour chanter ? N’est-ce pas assez que la nuit de son bois, la chimie de ses feuilles ? Si je n’étais pas là…

Pin caché dans le pin, pin caché dans l’arbre. L’arbre hurle dans l’arbre, et l’arbre prie dans l’arbre, et n’a d’autre parole que cela : être un arbre ! Qu’est-ce qu’un arbre ? Qu’est-ce cela qui s’échappe, infiniment, en un délire de forêts, de navires, de poèmes ?

Si je n’étais pas là…

Roger Giroux (1925-1974†), Tiré du recueil L’arbre le temps, Eric Pesty Editeur

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