PoèmesLa brouette

La brouette

On ne sait pas ce que l’amour des simples peut

Le théâtre et la poésie font souvent bon ménage. La Comédie française donne cet hiver un nouveau « Cyrano de Bergerac » avec Laurent Malhomme, euh non pardon Laurent Laffitte, dans le rôle principal.

Cherchant une poésie, j’ai repensé par association d’idées à ce charmant conte en alexandrins écrit par Edmond Rostand et qui convient parfaitement en ce temps merveilleux de Noël. Je l’avais entendu pour la première fois au Club des poètes, rue de Bourgogne, déclamé d’une voix très émouvante par le propriétaire des lieux.

A 22 ans, Edmond Rostand publie son premier recueil de poèmes, Les Musardises (1890). La musardise, explique-t-il dans la préface, « signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse délectation à contempler un objet ou une idée ; car l’esprit musarde autant que les yeux, si ce n’est plus ». Beaucoup de souvenirs de sa vie étudiante alimentent ses poèmes, notamment celui du pion dit « Pif-Luisant » dont la conformation corporelle et morale lui inspirera le personnage de Cyrano : «Son âme était aussi belle que son physique était disgracieux. Le contraste me frappa », confiera-t-il plus tard. Rostand connaîtra la gloire avec Cyrano et l’Aiglon et il deviendra même académicien. Malheureusement, il meurt jeune, à 50 ans.

J’aime ce poème qui nous parle d’espérance dont on a bien besoin aujourd’hui, dans lequel Jésus et Saint Pierre descendent incognito sur terre. Ils rencontrent une vieille qui tente d’attraper des rayons du maigre soleil hivernal… Jésus, touché, déclare:  » On ne sait pas ce que l’amour des simples peut !  » et il exauce la vieille femme.

Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter un joyeux Noël, espérer comme cette vieille, que la paix dans le monde soit possible et surtout… une bonne lecture !

Anne Capron

Vice-Présidente

Sur Edmond Rostand : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edmond_Rostand

________

La brouette

Tel un prince héritier qui se déguise et rôde
Afin de démasquer l’injustice et la fraude
Dans les états du Roi, son père, Tel,
Jésus, reprend parfois son jeune front mortel,
Quitte en secret le firmament du Dieu, Son Père
Et blond, s’en vient un peu voyager sur la Terre
Télémaque divin, que comme un vieux Mentor,
Le Bon saint Pierre, ôtant son auréole d’or
Pour n’être pas trahi par ses feux, accompagne.
Un jour, ayant battu longuement la campagne,
Le Seigneur et le Saint, on était en hiver,
Firent halte en un bois, dont le feuillage verre
N’était plus sur le sol que de l’humus rougeâtre.

Saint Pierre eût bien voulu s’asseoir au coin d’un âtre
Et chauffer ses vieux doigts, mais la seule maison
Qui leva le chapeau de chaume à l’horizon
Ne penchait pas au vent la plume de fumée
Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.
Donc, ce bois valait mieux. D’autant que le Soleil
y donnait. Un soleil, pas bien chaud, c’est vrai,
Timidement vermeil. Mais tout de même,
Point trop à dédaigner dans ce matin si blême,
Et Pierre, tout fourbu d’aller par les chemins,
S’étant assis, tendait vers ce Soleil, ses mains
Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
Cependant que Jésus, rêvait, à quelque chose,
Debout, et ne sentant ni fatigue, ni froid.

Pierre cria soudain : » Maître, fils de mon Roi,
Regardez ! Regardez cette femme !
N’est-elle pas stupide ou folle ? Sur mon âme,
Elle veut ramasser du Soleil. Voyez-là ! »
Jésus leva les yeux. Une femme était là
De ces vieilles des champs au dur profil de chouette,
Et la vieille, devant une énorme brouette,
Se tenait au milieu du sentier, à l’endroit
Qu’éclairait un rayon de soleil, tombant droit,
Et sitôt qu’il venait dorer son véhicule
La vieille tentait la chose, ridicule,
D’emporter le soleil, et tirait au brancard,
Bien vite ! Mais, au moindre des écarts
Qu’elle faisait du point frappé par la lumière
Le soleil s’échappait de la brouette. Et Pierre
Se divertissait fort à regarder ce jeu :
La capture, d’abord, du beau rayon de feu
Entre les haies boueux et gris, qu’il illumine,
Puis la fuite rapide… et la piteuse mine
De la vieille pauvresse, interdite un moment,
Mais qui recommençait, bientôt, patiemment,
Sans comprendre pourquoi, dès qu’elle rentrait dans l’ombre
Elle ne tirait plus qu’une brouette sombre.
« Est-elle simple, Dieu? Voyez ce qu’elle fait !
Bon… elle recommence ! » Et Pierre s’esclaffait.

Mais voici que Jésus dont l’intérêt s’éveille
S’approche, et doucement interroge la vieille.

« Femme, que fais-tu là ? N’as-tu plus ta raison ?
Il règne un froid terrible en cette âpre saison
Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles
Plutôt que ramasser du bois sec et des feuilles,
Ramasser ce rayon, à peine réchauffant… »

« C’est pour le rapporter à mon petit enfant »
Dit la femme, en levant le front. « Je suis l’aïeule
D ‘un pauvre enfant malade à qui je reste seule
Car cet hiver, le père et la mère sont morts.
Pour Travailler, mes bras ne sont plus assez forts,
Je ne peux que glâner, et ce travail-là, chôme
Et l’enfant va mourir sous notre triste chaume,
Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
Qui font sourire encore les petits moribonds.
Ne pouvoir pas gâter, alors qu’on est Grand-mère,
C’est dur… que lui donner ? Je ne savais que faire.
Mais voici qu’il me dit, ce matin au réveil,
Je serais bien content si j’avais du soleil.
Car le soleil, jamais n’entre dans ma chaumière
Et mon petit enfant est privé de lumière !
Alors, voyant qu’ici le soleil avait lui,
Je viens en ramasser un bon morceau, pour lui. »

Et la vieille reprit avec foi sa besogne.
Quand il se sent ému, Saint Pierre se renfrogne.
Il dit « elle est stupide ! elle ne voit donc pas
Que son soleil s’en va dès qu’elle fait un pas !
Cette vieille cervelle est dure comme pierre
Et ne comprend plus rien ! Mais Jésus dit à Pierre,
Pensif, ayant rêvé sur cette femme un peu,
« On ne sait pas ce que l’amour des simples peut »

Mais n’ayant pas compris toute cette parole
Saint Pierre répétait « Mais cette femme est folle,
Seigneur, elle est folle ! « .
Soudain, il s’arrêta,
Presqu’aussi confondu que quand le coq chanta ;
Car la vieille maintenant, marchait sous les branches,
Et les rayons restaient entre les quatre planches
Et les rayons dans l’ombre, étincelaient encore,
Et paraissant pousser, devant elle, un tas d’or,
Sans s’étonner, la vieille, impassible et muette,
Emportait le soleil dans son humble brouette.

Edmond Rostand, Les musardises, 1890.

Illustration : Camille Pissarro – Lumière du soleil du matin sur la neige, Eragny-sur-Epte – 1895 – Museum of Fine Arts, Boston

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Inscrivez-vous à la newsletter