PoèmesLa complainte de Robert le diable

La complainte de Robert le diable

Je pense à toi Desnos

Pour ce premier poème présenté de l’année, j’ai choisi le poème « La complainte de Robert le Diable », écrit en 1945 par Louis Aragon et paru en 1960 dans le recueil Les Poètes.

Aragon y rend hommage à son ami et ancien compagnon de surréalisme Robert Desnos, mort déporté à Terezin en 1945. J’avais déjà présenté le poème « Ô jeunesse » de celui-ci en octobre, mais je crois que je n’en ai pas fini avec Desnos.

Aragon s’adresse à son ami et se remémore leur jeunesse, leur rencontre. Il rappelle l’affection de Desnos pour ceux que les bourgeois méprisent, les bouchers et les prostituées, et le dépeint comme une espèce d’archange anarchiste, subversif et sensible. Desnos est parisien, il arpente Paris, un Paris qui s’encanaille, qui vit dehors et qui vit la nuit.

La double évocation du regard de Desnos (qu’on peut voir dans des portraits) est très émouvante : l’élection est dans ses yeux, nulle part ailleurs, « tu parcourais le monde avec des yeux royaux », yeux dont le bleu est divinatoire. Il se souvient enfin d’épisodes de l’époque surréaliste où Desnos avait des visions de mort, lui dont Breton disait qu’il était le prophète du mouvement.

Car Aragon le fait apparaître comme déjà hanté par la brutalité de sa fin, « poète de vingt ans, d’avance assassiné », et il en fait une figure quasi christique, sacrifié là où l’homme était nié : « Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie / Là-bas où le destin de notre siècle saigne ».

Il y a enfin cette reprise du « Je pense à toi Desnos » dans les deux derniers quatrains, que je trouve bouleversante. Ferrat qui chante Aragon fait de l’avant-dernier quatrain son refrain.

Hervé Bismuth, dans un article passionnant de 1999 consacré au recueil, explique que ce texte est un hommage pleinement moderne, en cela qu’Aragon adopte le style prêté à Desnos (des vers classiques et un paysage parisien), ce qui dénote avec la tradition des tombeaux classiques. Bismuth évoque même la prosopopée, une résurrection littéraire, pour qualifier le recueil. Il ajoute qu’Aragon fait un pari sur la culture du lecteur, véritable interlocuteur du texte, pour vivre dans l’intertextualité déployée, il dissimule ses emprunts en les montrant du doigt. C’est un amoureux de la poésie, et comme dit Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, « Larvatus prodeo, je m’avance en montrant mon masque du doigt : je mets un masque sur ma passion, mais d’un doigt discret (et retors), je désigne ce masque. ». C’est cette érudition-là, pleine de vie, qu’il faut chercher, et pas l’érudition stérile et scolaire.

La construction du recueil enfin est signifiante, Aragon fait s’y succéder des séquences en vers et des séquences en prose, et intègre ainsi le commentaire à son projet poétique : il reconnaît bien volontiers qu’il puise sa virtuosité aussi dans une connaissance exceptionnelle de la poésie française. Le texte suivant du recueil est ainsi une explication intertextuelle en prose (magnifique) de son « Je pense à toi Desnos ». Aragon explique qu’il emprunte cette structure au premier vers du Cygne de Baudelaire, « Je pense à vous Andromaque », lui-même d’inspiration racinienne. (J’ai tiré cette explication de la notice de la Pléiade, elle aussi remarquable).

Il me reste à vous souhaiter une très bonne année 2024, aussi pleine de poésie qu’il est permis de l’espérer.

 

Gaspard Doumenc

Vice-Président

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Complainte de Robert Le Diable

Tu portais dans ta voix comme un chant de Nerval
Quand tu parlais du sang jeune homme singulier
Scandant la cruauté de tes vers réguliers
Le rire des bouchers t’escortait dans les Halles

Parmi les diables chargés de chair tu noyais
Je ne sais quels chagrins ou bien quels blue devils
Tu traînais au bal derrière l’Hôtel-de-Ville
Dans les ombres koscher d’un Quatorze-Juillet

Tu avais en ces jours ces accents de gageure
Que j’entends retentir à travers les années
Poète de vingt ans d’avance assassiné
Et que vengeaient déjà le blasphème et l’injure

Tu parcourais la vie avec des yeux royaux
Quand je t’ai rencontré revenant du Maroc
C’était un temps maudit peuplé de gens baroques
Qui jouaient dans la brume à des jeux déloyaux

Debout sous un porche avec un cornet de frites
Te voilà par mauvais temps près de Saint-Merry
Dévisageant le monde avec effronterie
De ton regard pareil à celui d’Amphitrite

Énorme et palpitant d’une pâle buée
Et le sol à ton pied comme au sein nu l’écume
Se couvre de mégots de crachats de légumes
Dans les pas de la pluie et des prostituées

Et c’est encore toi sans fin qui te promènes
Berger des longs désirs et des songes brisés
Sous les arbres obscurs dans les Champs-Élysées
Jusqu’à l’épuisement de la nuit ton domaine

Tu te hâtes plus tard le long des quais Robert
Quand Paris se défarde et peu à peu s’éteint
Au geste machinal que fait dans le matin
L’homme bleu qui s’en va mouchant les réverbères

Oh la Gare de l’Est et le premier croissant
Le café noir qu’on prend près du percolateur
Les journaux frais les boulevards pleins de senteur
Les bouches du métro qui captent les passants

La ville un peu partout garde de ton passage
Une ombre de couleur à ses frontons salis
Et quand le jour se lève au Sacré-Cœur pâli
Quand sur le Panthéon comme un équarrissage

Le crépuscule met ses lambeaux écorchés
Quand le vent hurle aux loups dessous le Pont-au-Change
Quand le soleil au Bois roule avec les oranges
Quand la lune s’assied de clocher en clocher

Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit
Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie
Là-bas où le destin de notre siècle saigne

Je pense à toi Desnos et je revois tes yeux
Qu’explique seulement l’avenir qu’ils reflètent
Sans cela d’où pourrait leur venir ô poète
Ce bleu qu’ils ont en eux et qui dément les cieux


Louis Aragon, Complainte de Robert Le Diable, 1960.

Illustration : E-C. Papeghin, Paris la nuit – Le Panthéon et la rue Soufflot, c. 1920

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