ève
C’était au cours de l’année 1913. En six mois, au retour d’une marche à Notre-Dame de Chartres, Charles Péguy* écrit avec fougue, ferveur et foi un long poème sur la Création.
L’œuvre parut à l’époque extravagante. Elle l’était sans doute par sa longueur inusitée, 1911 quatrains, 7644 vers, mais aussi par son mode d’expression poétique : des alexandrins de facture classique, soigneusement rimés et rythmés, et solidement arrimés comme pour une traversée au long cours.
Aujourd’hui, ce poème immense et ultime est jugé sublime. Il m’a particulièrement plu par sa force et son rythme entraînant, jubilatoire. Malheureusement, j’ai dû en sabrer les neuf dixièmes pour que ce ne soit pas trop long à lire pour vous, mais je vous en recommande la lecture intégrale : https://www.lapoesie.org/charl…
Avec Ève, Péguy se révèle. Pour lui, c’est un Ave, un aveu et une aventure. C’est un Ave, une salutation, une prière qui traverse le temps et s’étend de l’Eve primordiale à la nouvelle Eve. C’est un hommage rendu à la femme, matrice de l’humanité. Eve, c’est un aveu, l’aveu par Péguy de sa foi toute neuve et qui éclate, exigeante et déferlante. Enfin Eve, c’est une aventure, celle que nous sommes appelés à vivre, de la nuit des temps à la fin des temps.
En voici des extraits que j’ai choisis, bien évidemment centrés, en ce temps de Noël, sur le mystère de la crèche.
Il me reste à vous souhaiter un joyeux réveillon du Nouvel an à tous et une bonne lecture !
Anne
*Charles Péguy, normalien et intellectuel engagé, a beaucoup évolué dans ses convictions: après avoir été militant socialiste libertaire, anticlérical, puis dreyfusard au cours de ses études, il se rapproche à partir de 1908 du catholicisme. Il est connu pour sa poésie mais aussi pour ses essais, notamment Notre Jeunesse (1910) ou L’Argent (1913), où il exprime ses préoccupations sociales et son rejet de l’âge moderne. Le noyau central de toute son œuvre réside dans une profonde foi chrétienne qui ne se satisfaisait pas des conventions sociales de son époque. Il mourra au champ d’honneur en 1914.
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[…]
Chaque poutre du toit était comme un vousseau.
Les ombres de la nuit baignaient la tête ronde.
Tout était juste alors et le maître du monde
Était un jeune enfant sous un maigre cerceau.
Et ce sang qui devait un jour sur le Calvaire
Tomber comme une ardente et tragique rosée
N’était dans cette heureuse et paisible misère
Qu’un filet transparent sous la lèvre rosée. […]
Et le sang de la veine et le sang de l’artère,
Le même d’où devait jaillir cette rosée,
Et le sang du rachat des péchés de la terre
N’était qu’un beau réseau de veine entreposée. […]
C’était un beau réseau comme un filet marin
Qu’on relève lavé de la plus basse écume.
C’était un beau filet comme un réseau salin
Qu’on relève lavé de la même amertume. […]
Sous le regard de l’âne et le regard du boeuf
Cet enfant reposait dans la pure lumière.
Et dans le jour doré de la vieille chaumière
S’éclairait son regard incroyablement neuf. […]
Et ces deux gros barbus et ces deux gros bisons
Regardaient s’éclairer la lèvre humide et ronde.
Et ces deux gros poilus et ces deux gros barbons
Regardaient sommeiller le premier roi du monde. […]
Et ces deux vieux bourrus et ces parfait notaires
Regardait cette face éternelle et profonde.
Et ces deux gros joufflus et ces protonotaires
Regardait sommeiller le plus beau roi du monde. […]
Ainsi ces beaux tendrons, ainsi ces fins diseurs
D’un mufle précieux jaugeaient le fils unique.
Par-devant ces messieurs commissaires-priseurs
L’enfant comparaissait dans sa pauvre tunique. […]
Et ces laborieux et ces deux gros fidèles
Possédaient cet enfant que nous n’avons pas eu.
Et ces industrieux et ces deux haridelles
Gardaient ce fils de Dieu que nous avons vendu. […]
Et les pauvres moutons eussent donné leur laine
Avant que nous n’eussions donné notre tunique.
Et ces deux gros pandours donnaient vraiment leur peine.
Et nous qu’avons-nous mis aux pieds du fils unique. […]
Et ces deux hommes d’arme et ces vrais Bourguignons
Autour du fils de Dieu montaient une humble garde.
Et notre intermittence aidant notre mégarde,
Nous laissâmes l’enfant à ces deux gros Gascons. […]
Ainsi l’enfant dormais sous ce double museau,
Comme un prince du sang gardé par des nourrices.
Et ses amusements et ses jeunes caprices
Reposaient dans le creux de ce pauvre berceau.
L’âne ne savait pas par quel chemin de palmes
Un jour il porterait jusqu’en Jérusalem
Dans la foule à genoux et dans des matins calmes
L’enfant alors éclos aux murs de Bethléem.
Ainsi l’enfant dormait dans son premier matin.
Il allait commencer Dieu sait quelle journée.
Il allait commencer une éternelle année.
Il allait commencer quel immense destin. […]
Il allait acquitter quelle innombrable dette.
Il allait enrayer l’effroyable dépense.
Il allait apporter quelle énorme recette
Dans le plateau perdu de la double balance. […]
Ainsi l’enfant dormait au fond du premier somme.
Il allait commencer l’immense événement.
Il allait commencer l’immense avènement.
L’avènement de l’ordre et du salut dans l’homme. […]
Comme dormait Moïse au fil de l’eau du Nil,
Ainsi l’enfant perdu dormait dans son berceau.
Mais la fille du roi, qui chantait aux oiseaux,
N’était point accourue au bord de ce péril. […]
Comme l’enfant Moïse aux sables de l’Égypte,
Comme l’enfant Moïse au milieu des roseaux.
Ainsi l’enfant dormait dans cette basse crypte,
Sous ces pauvres festons et ces pauvres rinceaux.