Chanson du vitrier
Pour que tout le monde soit de bonne humeur
Pour la plupart des poèmes que je connais, je les associe aux personnes qui me les ont fait découvrir ou apprendre ou encore qui m’ont marqué en les évoquant. Quelques vers suffisent à me faire penser à un professeur de collège, un vieil oncle ou encore un ami qui, dans une conversation banale, a prolongé un morceau de phrase quelconque d’un vers magnifique. En regardant les poèmes que j’ai présentés dans cette lettre périodique, je repense à ces personnes, je souris, ça me met de bonne humeur.
Jacques Prévert est entré dans mon univers en quatrième, quand notre professeur M. Trégoat décida de nous faire apprendre un poème par semaine. C’est un sacré boulot de chercher des poèmes avec peu de vers, ou très courts… On finit par tomber sur Les belles familles (Louis I, Louis II, etc.) ; suivent Le cancre, Quartier libre etc. Merci Prévert ! Souvenirs de poèmes enfantins, amusants, qui faisaient sourire la classe.
Prévert revient quand j’ai quarante ans, en vacances dans le midi, lors d’un défi poétique où amis et enfants doivent apprendre et déclamer le poème que chacun a choisi. Hortense se lance avec La grasse matinée de Prévert, du même recueil Paroles que les précédents, publié en 1946 à la sortie de la guerre.
J’associais Prévert aux textes pleins d’humour de mon enfance, avec une pointe d’ironie parfois. Souvenirs d’insouciance et de légèreté. Je découvre qu’il aborde également des sujets plus sérieux tels que la guerre, l’injustice sociale et la souffrance humaine. Souvent avec humour et un ton léger, comme pour transmettre un message subtil, Prévert montre sa capacité à capturer les nuances de l’existence humaine.
Il y a quelques années en Normandie, Guillaume et Dorothée m’offrent les Œuvres complètes de Prévert, dans l’édition de la Pléiade. Je découvre une œuvre immense, Paroles bien-sûr, mais aussi ses collages, ses textes illustrés, ses pièces de théâtre, ses contes pour enfants pas sages. Par petite touche, à chaque séjour normand, Prévert est présent, et me fait penser aux personnes évoquées plus haut, je souris, ça me met de bonne humeur.
La Chanson du vitrier, mon poème du jour, est issu du recueil Histoires et d’autres histoires, également paru en 1946. Avec légèreté et poésie, Prévert présente des moments simples de la vie quotidienne, à une époque où notre pays se remet sur pied et a besoin de tous.
J’aime ce poème pour sa conclusion d’une grande douceur, qui nous rappelle le désir universel de partager bonheur et bonne humeur avec les autres. La légèreté, c’est pas mal !
Bonne lecture,
Laurent Malhomme
Vice-Président APPF
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Chanson du vitrier
Comme c’est beau
ce qu’on peut voir comme ça
à travers le sable à travers le verre
à travers les carreaux
tenez regardez par exemple
comme c’est beau
ce bûcheron
là-bas au loin
qui abat un arbre
pour faire des planches
pour le menuisier
qui doit faire un grand lit
pour la petite marchande de fleurs
qui va se marier
avec l’allumeur de réverbères
qui allume tous les soirs les lumières
pour que le cordonnier puisse voir clair
en réparant les souliers du cireur
qui brosse ceux du rémouleur
qui affûte les ciseaux du coiffeur
qui coupe le ch’veu au marchand d’oiseaux
qui donne ses oiseaux à tout le monde
pour que tout le monde soit de bonne humeur.
Jacques Prévert (1900-1977), Histoires et autres histoires (1946)
Illustration : Les chiens ont soif (Jacques Prévert), illustration de Max Ernst