Misères
Leur rage les guide et leur poison les trouble
Cinquante ans après la guerre du Kippour, le tragique de la guerre fratricide qui oppose les Israéliens aux Palestiniens nous rattrape, hélas!
Cette guerre, qui a lieu dans le berceau même de notre civilisation judéo-chrétienne, sur la Terre Promise, cette terre trois fois sainte qui eut le privilège de voir naître, grandir, mourir et ressusciter Jésus, le Dieu d’amour, oppose deux peuples sémites, presque frères, mais qui, pourtant, s’entretuent depuis la naissance de l’État d’Israël en 1948.
Quelle tragédie! Cela m’a fait penser à l’autre guerre fratricide qui opposa au XVIe siècle dans notre pays les catholiques et les protestants.
Dans ce long poème épique et historique en alexandrins, le poète et homme de guerre protestant Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630) déplore ces luttes sanguinaires des guerres de religion, en utilisant l’analogie biblique du combat sans merci entre Esaü et son frère Jacob.
J’aime ce poème qui nous montre l’absurdité et l’issue forcément malheureuse de la guerre, d’autant plus qu’il utilise, ironie de l’Histoire, un épisode biblique, nous replongeant directement dans l’Histoire d’Israël!
Enfin, j’espère que ces deux peuples parviendront un jour à faire la paix et à trouver chacun leur place.
Bonne lecture !
Anne Capron
Vice-Président
sur Agrippa d’Aubigné : https://fr.wikipedia.org/wiki/Théodore_Agrippa_d’Aubigné
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Misères
Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l’usage ;
Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie.
Mais son Jacob, pressé d’avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ et la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l’autre qui n’est pas las
Viole en poursuivant l’asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture !
Théodore Agrippa d’Aubigné – Les Tragiques, Livre I – Misères (vers 97 à 130)
Illustration : François Dubois (entre 1572 et 1584) Le massacre de la Saint-Barthélémy