Que la vie en vaut la peine
Hommage à une grande dame
La reine Elisabeth II s’est éteinte. Comme vous tous, je n’ai connu qu’elle comme souveraine du Royaume-Uni et c’est une page de notre vie qui s’en va. Elle a traversé presque tous les grands bouleversements du XXème siècle, de la seconde guerre mondiale durant laquelle elle s’est illustrée par son courage, à la décolonisation qui a précipité la chute de l’empire, sans parler de son indéfectible incarnation de la couronne britannique, contre vents et marées familiaux.
Cherchant à lui rendre hommage à travers un poète francophone – APPF oblige – je suis invariablement tombée sur Victor Hugo et son très bel éloge de Louis XVIII: « Aux funérailles de Louis XVIII ». Hélas, impensable de le reprendre une nouvelle fois!
J’ai alors pensé à ce magnifique poème de Louis Aragon qui pourrait avoir été écrit pour Elisabeth II: plein de gratitude pour une vie bien remplie, faite de joies et de nombreuses souffrances, mais qui vaut la peine d’être vécue.
Jean d’Ormesson a d’ailleurs repris le deuxième vers du poème: « Un jour, je m’en irai sans avoir tout dit », comme titre d’un de ses derniers livres, au crépuscule de sa vie.
Bonne lecture!
Anne Capron
Vice-Président
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Que la vie en vaut la peine…
Que la vie en vaut la peine
C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midi d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes
Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit
D’autres viennent Ils ont le cœur que j’ai moi-même
Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix
D’autres qui referont comme moi le voyage
D’autres qui souriront d’un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages
Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l’aube première
Il y aura toujours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le passant
C’est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre
Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n’est qu’un commencement
Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l’échiné et le cœur dévasté
Cet impossible choix d’être et d’avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche
Malgré la guerre et l’injustice et l’insomnie
Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard
L’amertume et Dieu sait si je l’ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie
Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu’on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un martyre
Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font
Malgré l’âge et lorsque soudain le cœur vous flanche
L’entourage prêt à tout croire à donner tort
Indiffèrent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche
La cruauté générale et les saloperies
Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu’on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d’une injure ou d’un cri
Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu’on voulait pourtant ce qu’on voulait
De toute sa croyance imbécile à l’azur
Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle
Louis ARAGON (1897-1982), Les yeux et la mémoire (1954)