Au vieux Roscoff
« Homme libre, toujours tu chériras la mer » Ecrivait Baudelaire. Cette semaine, nous poursuivons dans la veine bretonne, d’abord comme nous l’a dit notre président, parce qu’il existe de magnifiques poètes bretons de la mer à découvrir, ensuite parce que la plupart d’entre vous est en congés et que l’été est propice aux voyages, réels ou imaginaires, enfin parce que c’est là où je passe mes vacances.
Voici donc Tristan Corbière (1845-1875), figure du « poète maudit » à l’instar d’Arthur Rimbaud, mort dans la misère à vingt-neuf ans et dont l’œuvre ne sera révélée que dix ans plus tard, par Paul Verlaine dans son essai sur les « Poètes maudits ».
Rejetant tous les courants littéraires de son époque, il est inclassable et son œuvre reflète dans cette poésie sa passion contrariée pour la mer (à cause d’une maladie osseuse, il ne pût jamais devenir marin).
Pour qui connaît Roscoff, dans les côtes d’Armor, vous retrouverez dans ce poème l’esprit aventureux, marin et donc corsaire qui y règne depuis des siècles, toujours prompt à se réveiller pour aller combattre l’ennemi séculaire, l’Anglois…
Bonne lecture!
Anne, Vice-Présidente APPF
En savoir plus sur l’auteur : https://fr.wikipedia.org/wiki/…
—–
Au vieux Roscoff
(Berceuse en Nord-Ouest mineur)
Trou de flibustiers, vieux nid
À corsaires ! – dans la tourmente,
Dors ton bon somme de granit
Sur tes caves que le flot hante…
Ronfle à la mer, ronfle à la brise ;
Ta corne dans la brume grise,
Ton pied marin dans les brisants…
– Dors : tu peux fermer ton œil borgne
Ouvert sur le large, et qui lorgne
Les Anglais, depuis trois cents ans.
– Dors, vieille coque bien ancrée ;
Les margats et les cormorans
Tes grands poètes d’ouragans
Viendront chanter à la marée…
– Dors, vieille fille-à-matelots ;
Plus ne te soûleront ces flots
Qui te faisaient une ceinture
Dorée, aux nuits rouges de vin,
De sang, de feu ! – Dors… Sur ton sein
L’or ne fondra plus en friture.
– Où sont les noms de tes amants…
– La mer et la gloire étaient folles ! –
Noms de lascars ! noms de géants !
Crachés des gueules d’espingoles…
Où battaient-ils, ces pavillons,
Écharpant ton ciel en haillons !…
– Dors au ciel de plomb sur tes dunes…
Dors : plus ne viendront ricocher
Les boulets morts, sur ton clocher
Criblé – comme un prunier – de prunes…
– Dors : sous les noires cheminées,
Écoute rêver tes enfants,
Mousses de quatre-vingt-dix ans,
Épaves des belles années…
Il dort ton bon canon de fer,
À plat-ventre aussi dans sa souille,
Grêlé par les lunes d’hiver…
Il dort son lourd sommeil de rouille.
– Va : ronfle au vent, vieux ronfleur,
Tiens toujours ta gueule enragée
Braquée à l’Anglais !… et chargée
De maigre jonc-marin en fleur.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873.