PoèmesLorsque l’enfant paraît

Lorsque l’enfant paraît

Sans le comprendre encore vous regardez le monde

J’aime les rituels. Bien plus que des routines, les rituels sont pour moi des moments fondamentaux, au sens propre : le dîner du vendredi soir, le déjeuner du dimanche, ou encore les fêtes de famille annuelles participent aux fondations d’une famille : on ne partage pas qu’un nom ou l’identité de nos grands-parents, on se connaît entre générations, on entend les mêmes histoires, on évoque les mêmes souvenirs, souvent dans les mêmes lieux. Derrière l’apparence de la banalité se construisent indiciblement liens affectifs et continuité culturelle au sein des familles ou plus largement des groupes d’amis, des communautés.

Parmi mes propres rituels, il y a évidemment la poésie, avec les défis des vers à apprendre lors des moments de famille en Normandie. Comme pour beaucoup de rituels, les plus jeunes y voient d’abord une corvée, puis s’y prêtent de bonne grâce. C’est plus simple si le poème leur parle…

Lors des dernières vacances, le défi portait sur la première et la dernière strophe de Lorsque l’enfant paraît, que nous vous envoyons aujourd’hui. Contentez-vous de ces deux strophes s’il vous paraît trop long ! Forcément appris un peu mécaniquement, je mise sur l’effet du temps, en les faisant redire régulièrement. Comme des prières entendues maintes et maintes fois, retenues presque sans effort et machinalement répétées, qui un jour révèlent leur sens et qui nous touchent.

Au-delà du défi passager, c’est aussi mon petit rituel d’envoyer ce poème après chaque naissance dans notre entourage, cette semaine à Dan et Karen, heureux jeunes grands-parents et à Claire et Lucas dont la famille s’agrandit. Comme un vieil oncle qui radote, je ne loupe aucune occasion pour partager ces vers, en croyant dur comme fer qu’un jour, un de mes destinataires les dira ou les enverra à son tour dans une circonstance semblable.

J’aime ce poème emblématique qui exprime les émotions intenses de la famille élargie à l’arrivée d’un nouveau-né, appelé à découvrir le monde, entouré de l’amour des siens. Voilà un beau défi accessible pour ces deux prochaines semaines, apprenez ces deux strophes magnifiques !

Bonne lecture,


Laurent Malhomme
Vice-Président APPF

________

Lorsque l’enfant paraît

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris.
Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,
Innocent et joyeux.

Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d’un grand feu vacillant dans la chambre
Les chaises se toucher,
Quand l’enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.
On rit, on se récrie, on l’appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher.

Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poètes, de l’âme
Qui s’élève en priant ;
L’enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poètes saints ! la grave causerie
S’arrête en souriant.

La nuit, quand l’homme dort, quand l’esprit rêve, à l’heure
Où l’on entend gémir, comme une voix qui pleure,
L’onde entre les roseaux,
Si l’aube tout à coup là-bas luit comme un phare,
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
De cloches et d’oiseaux.

Enfant, vous êtes l’aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez ;
Mon âme est la forêt dont les sombres ramures
S’emplissent pour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorés !

Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies,
Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
N’ont point mal fait encor ;
Jamais vos jeunes pas n’ont touché notre fange,
Tête sacrée ! enfant aux cheveux blonds ! bel ange
À l’auréole d’or !

Vous êtes parmi nous la colombe de l’arche.
Vos pieds tendres et purs n’ont point l’âge où l’on marche.
Vos ailes sont d’azur.
Sans le comprendre encor vous regardez le monde.
Double virginité ! corps où rien n’est immonde,
Âme où rien n’est impur !

Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !

Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j’aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur ! l’été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants !

Victor Hugo (1802-1885), Les feuilles d’automne (1831)

Illustration : La Famille heureuse, Louis Le Nain (1642), Musée du Louvre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Inscrivez-vous à la newsletter